samedi 16 avril 2016

Verviers la naisance

  •       Reportons-nous trois siècles en arrière, à Verviers en 1709. Alors que  par exemple, Gand abrite déjà 50.000 personnes, Verviers compte seulement autour de 5.500 habitants. Elle a été érigée en ville en 1651, suite à l’extension du travail de la laine grâce à l’absence de règles corporatistes et la présence d’un cours d’eau facilement accessible sur le fond plat de la vallée, la qualité de cette eau n’ayant rien à voir Autour de Verviers, les villages d’Ensival, de Stembert, de Heusy, d’Andrimont et de Pepinster faisaient partie du:


Marquisat de Franchimont.



Franchimont est une seigneurie de la la principauté ecclésiastique de Liège depuis le XIe siècle. Au début du XVIe siècle, la seigneurie est élevée au rang de Marquisat et les Évêques de Liège en prennent le titre. Ce petit pays, long de six lieues sur quatre de large, était enclavé entre le duché de Limbourg, le duché de Luxembourg et la principauté de Stavelot-Malmédy.
Il était divisé en cinq bans, dont les chefs-lieux (bourgs) étaient :
Le tout comprenait environ cinquante villages et hameaux

           


  •      Celle-ci jouissait d’une relative indépendance par rapport à tous les autres petits États voisins et qui étaient alors réunis sous la mainmise de l’Espagne et connus comme « Pays-Bas espagnols ». Un de ces anciens petits États était le duché de Limbourg qui se trouvait aux frontières nord-ouest et nord-est du Franchimont. Cette frontière était certes poreuse, mais bien réelle, car les monnaies, le droit, les règles commerciales, les taxes, etc., différèrent.

  •       Par contre, Mont-Dison mais aussi Hodimont, Francomont (face à Ensival), Lambermont, Petit et Grand Rechain, Wegnez et Cornesse à l’ouest, ainsi que Baelen, Dolhain, Limbourg, Goé, et Eupen à l’est dépendaient donc véritablement d’un autre régime politique, alors espagnol : de là le nom de « faubourg d’Espagne » sous lequel les Verviétois désignaient alors Hodimont.  

Duché de Limbourg

.   A l’ouest de Verviers, la limite suivait la Vesdre puis elle suivait entre Verviers et Dison, le ruisseau du même nom puis celui des Foxhalles et enfin celui dit de Fonds-de-Loup, qui sont tous aujourd’hui canalisés et couverts.
    
.     Dans cette partie de la future agglomération, la frontière marquant la limite du Franchimont partait de la Vesdre à hauteur de l'actuel pont Parotte, de la place Saucy et rue St-Antoine, elle coupait en deux en quelque sorte la rue de Hodimont à hauteur de la rue du Commerce (la partie orientale étant Verviétoise), puis rejoignait la future rue de la Grappe le long du ruisseau de Dison aujourd’hui couvert, avant de re bifurquer vers l’est pour englober dans le marquisat le village d’Andrimont  jusqu’à l’actuel zoning des Plenesses.  
    A Hodimont, un pont franchissait le ruisseau faisant frontière entre Verviers et le faubourg d’Espagne à hauteur de l’actuelle rue du Commerce, et ce faubourg se réduit alors à une seule rue, la rue Grande, continuation de la rue de Hodimont sur Verviers. De cette rue Grande partent vers le sud-ouest deux ruelles en cul-de-sac, dont une deviendra la rue du Moulin tandis que l’autre, la ruelle Croufer, est la future rue de la Chapelle, conduisant à la foulerie Pilate qui deviendra beaucoup plus tard l’usine Bouchoms. Entre les deux, rien en 1709, rien que des prairies. Parallèle à la rue Grande, en bord de Vesdre, la rue Neuve (aujourd’hui rue Jules Cerexhe) sera ouverte en 1711. Vers le nord, les rues de l’Invasion vers Petit-Rechain ou de la Grappe vers Dison ne sont encore alors que d’étroits chemins de campagne.  

   Donc, c’est une donnée essentielle à retenir, l’actuelle agglomération verviétoise, aujourd’hui coupée entre les deux communes de Verviers et Dison, était sous l’ancien régime coupée par une véritable frontière d’État.  

.      Déjà à l’époque, la région drapière englobe le duché de Limbourg et le marquisat de Franchimont tout le long de la Vesdre et à Verviers même. On trouve alors ici ce qui est sans doute la plus grosse concentration pré-industrielle d’Europe au XVIIIe siècle : 3000 métiers à tisser battant de part et d’autre d’un axe de 30 kilomètres de long. La filature de la laine se fait surtout alors à la campagne. Par contre le tissage est effectué en majeure partie par des tisserands installés en ville et des concentrations de travailleurs existent donc déjà pour cette étape de la production de même que pour le foulage, le pressage, le lainage, la teinturerie et le tondage, qui est la dernière étape du processus. Il ne s’agit donc pas de la tonte du mouton mais de la tonte du drap pour sa finition. 
  
.      Jusqu’à l’invention des tondeuses mécaniques en 1817, les tondeurs sont les ouvriers qualifiés les plus réputés dans les fabriques textiles parce qu’ils sont au cœur de l’opération technique la plus importante, qui rend le drap commercialisable ou non. A l’aide de grands ciseaux tranchants appelés force, leur travail consiste comme on le voit ici à couper les poils de laine que les laineurs ont tirée du drap en enlevant leurs chardons. L’outil pèse 60 kg, on en a vu une paire, et il exige force, habileté et acuité visuelle, si bien que les tondeurs sont en quelque sorte l’aristocratie des métiers du textile.  

.      D’après le premier historien du syndicalisme verviétois, Laurent Dechesne, c’est dans la partie limbourgeoise de la région textile et à Eupen notamment que le premier mouvement social des tondeurs a eu lieu en 1715, quand ceux-ci ont boycotté les ateliers embauchant des étrangers (c’est-à-dire plus que probablement des Verviétois) et exigés qu’on leur réserve l’ouvrage disponible. Comme à Montjoie, à Aix-la-Chapelle ou à Verviers, il n’existait aucune règle corporatiste d’embauche en dehors de deux années d’apprentissage si bien que les tondeurs franchimontois, limbourgeois ou allemands étaient dès cette époque les ouvriers les plus habitués à émigrer quand ils manquaient de travail, même si l’émigration n’impliquait que le franchissement de la Vesdre pour certains.  

.      Cette absence de corporations dans la région est un élément très important. De quoi s’agissait-il, là où ces corporations existaient depuis le Moyen Âge, comme à Gand par exemple? En deux mots, d’un organisme mixte regroupant les « maîtres » et les « compagnons », autrement dit les employeurs et les salariés, investi d’un monopole économique sur le plan local et fixant des règles pour toutes les parties, si bien qu’elles protégeaient les compagnons contre les velléités de baisser les salaires en recourant à des ouvriers étrangers ou plus jeunes, ce qui n’empêchait pas les travailleurs de créer souvent parallèlement leur propre « compagnonnage » pour s’entraider. Mais de Verviers à Aix-la-Chapelle, il n’y avait aucune structure, ni corporation, ni compagnonnage, seulement un terrain vierge pour le capitalisme et pour les tensions sociales. L’absence de corporations laissait donc ainsi au patronat le champ libre pour négocier les conditions d’embauche avec leurs travailleurs.  

.       Les troubles de 1715 se sont reproduits pour le même motif en 1722 et ils provoquèrent l’adoption, à Bruxelles, d’un règlement confirmant en 1724 la totale liberté des drapiers du duché de Limbourg dans le choix de leurs ouvriers. Était-ce une réaction à cet échec, mais toujours est-il que c’est en 1724 aussi que les tondeurs de la région créèrent une « bourse » destinée à venir en aide aux ouvriers malades, qui fut la première organisation ouvrière, mais du type mutuelliste, dans nos contrées. 

.      Quinze ans plus tard, en 1739, c’est à Verviers même que les troubles se produisent, et cette fois à l’initiative non des tondeurs mais des centaines d’ouvriers tisserands qui, eux, réclament que les drapiers verviétois soient tenus de faire tisser en ville et ne puissent plus donner du travail au Limbourg. Or, depuis une modification radicale des droits de douane entre Verviers et les Pays-Bas en 1722, certains drapiers verviétois avaient investi dans la création de fabriques à Hodimont et à Francomont, dédoublant et délocalisant ainsi leurs opérations d’un côté ou de l’autre de la Vesdre en fonction de leur intérêt fluctuant au gré de l’évolution des règles douanières. En octobre 1739, puis en 1740 et en 1741, suite à de nouveaux mouvements dus à la misère extrême que connaissent alors les ouvriers verviétois, le Prince-Évêque Georges-Louis de Berghes accepte d’interdire aux Verviétois de confier quelque travail de la laine que ce soit hors de Verviers même, y compris ailleurs au Franchimont. 

 Georges-Louis de Berghes
Préoccupé du sort de ses sujets, il légifère dans de nombreux domaines de la vie économique et sociale : commerce, routes, navigation, justice, etc. En 1727 son projet d'Hôpital général tente d'apporter une solution globale à la misère omniprésente. En 1734, un violent incendie dévaste l'aile méridionale du palais des Princes-Évêques. De 1735 à 1739, l'architecte Jean-André Anneessens (fils de François Anneessens) reconstruit en style classique la longue façade où alternent tuffeau de Maastricht et calcaire de Meuse. Le fronton courbe montre les armoiries du prince. Georges-Louis de Berhges a laissé le souvenir d'un prélat bon et généreux





.       Cette interdiction de délocalisation, si on peut dire, est alors acceptée par les fabricants verviétois eux-mêmes tant la dépression économique est forte. Mais cinq ans plus tard déjà, ils obtiennent de pouvoir redonner du travail à Andrimont et Stembert, ce qui provoque de nouvelles manifestations des tisserands verviétois au printemps 1746, et comme en 1739 l’envoi de troupes par le Prince-Évêque pour calmer les esprits.

.       Donc, les toutes premières résistances ouvrières pour au moins conserver l’emploi prenaient le chemin du protectionnisme à l’échelle locale. Il en avait été de même au Limbourg, en octobre 1742, lorsque à Hodimont, les tondeurs avaient chassé des tondeurs venus de Sedan. L’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, car les Pays-Bas étaient devenus Autrichiens depuis 1714, avait répondu à l’émeute, l’année suivante, en réaffirmant pour le Limbourg la liberté totale des fabricants en matière de choix du personnel et en interdisant toute réunion publique ou secrète des tondeurs.


.       Les ouvriers, de leur côté, avaient profité du conflit de l’automne 1742 pour renouveler les statuts de la « bourse » de 1724, déjà renouvelée une première fois en 1729. Cet acte de 1742 associait quarante-deux tondeurs majoritairement hodimontois mais aussi verviétois, il avait donc un côté « transfrontalier » que l’historien Paul Bertholet a clairement souligné d’ailleurs, mais il n'allait à peine un peu plus loin que la mutuelle de 1724 destinée à protéger les ouvriers en cas de maladie puisqu’il devait permettre seulement aux assurés de survivre une fois la vieillesse atteinte mais ce n’est pas encore à un syndicat que nous avons affaire.

.     Nous arrivons donc en 1759. Sur une gravure de Francomont qui date d’un siècle plus tard puisqu’on voit les cheminées à vapeur de l’usine Sauvage, on voit bien, à droite, les premiers bâtiments industriels établis de l’autre côté de la Vesdre, face à Ensival en terre franchimontoise.           

      A Hodimont, une des plus anciennes usines textiles est celle de De Bonvoisin avec la maison du patron rue Cerexhe et l’atelier à l’arrière rue Petaheid. Non loin de là, on trouve la cour Magnée, qui est une des vieilles cours d’habitations ouvrières. Hodimont s’est donc bâti partout où il y avait des prairies 50 ans plus tôt, tandis qu’à l’est, Verviers reste coincée dans sa vallée.




    
.       En 1759, c’est surtout autour de la question salariale que des mouvements auront lieu. Il y avait déjà eu des problèmes soulevés sur ce plan jadis, les autorités devant rappeler souvent aux fabricants verviétois qu’ils ne peuvent payer leurs ouvriers en marchandises, de surcroît surévaluées, et les inviter pour la forme à fixer un montant nominal pour le salaire journalier. Mais dans la région verviétoise, plus que le maintien du salaire nominal ou le paiement des ouvriers en marchandises, c’est un autre type d’abus salariaux qui sera à l’origine des troubles de 1759, à savoir l’usage par les fabricants de monnaies à un cours surfait : les patrons drapiers verviétois se procuraient de la monnaie étrangère, hollandaise ou allemande et particulièrement d’Aix-la-Chapelle, à un cours bas et imposaient à leurs travailleurs, en l’absence de tout contrôle bien sûr, d’accepter celle-ci à un cours plus élevé, les différences de cours légaux existant entre Liège et Limbourg, et donc entre Verviers et Hodimont, rendant les vérifications encore plus complexes. Ce n’est qu’en voulant acquérir des produits au marché que les ouvriers pouvaient se rendre compte qu’ils avaient été spoliés.

.        La crise éclate le 26 juin 1759 et elle va durer deux mois. Ce jour-là, quantité de tondeurs quittent les ateliers et s’attroupent pour dénoncer le paiement en « mauvaise monnaie ». Dès le lendemain, vingt-quatre fabricants s’engagent au-devant notaire à rester solidaires en payant leurs tondeurs comme ils l’ont toujours fait. Les attroupements se poursuivent le 28 et le Prince décide d’expédier sur place à la fois une troupe de trente hommes pour empêcher l’émeute (on voit à quoi la troupe devait ressembler d’après une gravure de l’imprimeur verviétois Depouille, dont l’atelier venait d’ouvrir) et son conseiller l’ancien bourgmestre de Liège De Chestret pour enquêter sur les griefs ouvriers. On a conservé le journal dans lequel De Chestret a consigné toute sa mission, je vous en passe les détails, sauf le fait qu’à Ensival, le marchand-drapier Polis lui confirme que lui et plusieurs de ses confrères verviétois sont en difficulté car ils ont vendu trop peu à la dernière foire de Leipzig, au point de garder sur les bras des centaines de draps en stock, ce qui explique qu’ils peuvent s’accommoder à ce moment de l’interruption de la production suite à la grève des tondeurs.   Au terme de son enquête sur place De Chestret est partagé, puisqu’il écrit, je cite : «  d’un côté, on ne pouvait souffrir la perte continuelle des ouvriers et négliger les justes raisons qu’ils ont de se plaindre à l’égard des monnaies, mais aussi d’un autre côté l’on ne pouvait contraindre les marchands à donner à fabriquer avec perte ».

.        Les tondeurs ont-ils alors pensé que leur mouvement était en train de l’emporter, ce qui les a rendus plus hardis ? Ou au contraire ont-ils craint, ne voyant rien venir de concret, de devoir encore longtemps résister face à la volonté patronale de tripoter leurs salaires ? Ou le mouvement de grève, qui s’essoufflait, approchait-il de sa fin au point que certains crurent nécessaire de donner une forme nouvelle à l’action comme André Renard en ’60 à la fin de la grève générale quand il créa le MPW ? Toujours est-il que le 13 août, clandestinement, seize ouvriers, délégués respectivement et en nombre égal par les tondeurs de Verviers, Ensival, Hodimont et Francomont, et en accord avec leurs confrères germanophones d’Eupen absents à la signature, approuvent une « rénovation de confraternité » rédigée par le notaire Drèze à Verviers, que la moitié d’entre-eux, ne sachant lire ni écrire, signent d’une croix.

.         Ces seize hommes créent ainsi le premier syndicat verviétois, dont l’existence restera secrète durant plus de vingt ans. Les quatre corps de tondeurs signataires s’engagent en effet à ne pas reprendre le travail avant d’avoir mis en commun chez un caissier central de quoi soutenir un éventuel procès consécutif à la grève, à ne pas accepter de travailler en dessous du tarif de 20 sous de Liège, à s’opposer à l’embauche d’ouvriers n’ayant pas deux ans d’apprentissage reconnus et à assumer ensemble les frais d’un procès qui serait fait à l’un d’eux. Il ne s’agit donc plus du tout d’une mutuelle de secours ou d’une assurance-vieillesse, mais bien, dans un contexte de grèves agressives autour du maintien du salaire, d’une association de défense d'intérêts professionnels.

.         En outre, non seulement l’accord conclu implique des tondeurs francophones du marquisat de Franchimont et du duché de Limbourg, mais il doit concerner aussi les tondeurs du bourg germanophone d’Eupen. On constate donc ici un phénomène remarquable et singulièrement précoce à grouper dans une même communauté d’intérêt professionnel des compagnons de langues et de pays différents, au contraire des compagnonnages médiévaux qui étaient strictement locaux.

.          On a donc clairement affaire à une association ouvrière de défense, la première du genre, sans référence religieuse et sans masque philanthropique au contraire de celles de 1724 et 1742, et choisissant d’ailleurs de demeurer clandestine. Un pas de plus est donc franchi dans la mentalité ouvrière avec la création de ce groupement secret qui est l’ancêtre de tous les syndicats verviétois et qui marque selon les spécialistes le début du syndicalisme moderne en Belgique.

.          Les tondeurs de 1759 avaient raison de ne rien espérer ni de leurs patrons ni des autorités. Les uns et les autres laissèrent en effet le conflit s’étioler et prendre fin dans le courant du mois d’août, sans doute faute de combattants, puis le 3 septembre, le Prince-Evêque prit clairement fait et cause dans le conflit en faveur des patrons drapiers. Sur le placard affiché dans toute la ville, il n’était plus question d’un salaire fixe ni de la question des monnaies, mais d’une longue litanie de menaces à l’encontre des ouvriers perturbateurs de la liberté de travailler. Bref, comme le souhaitaient les fabricants, c’était la réaffirmation par le Prince-Evêque de Liège de leur liberté absolue de patrons, à l’instar de ce que Marie-Thérèse d’Autriche avait fait pour les Limbourgeois en 1743.

.           Pendant les trente années qui suivent les troubles de 1759, on assiste à un fort mouvement de concentration de la production dans les mains d’une vingtaine de fabricants importants dont sept ou huit sont de toute première importance et deux dominants, les catholiques Biolley et Simonis. Quant aux ouvriers occupés aux diverses étapes du travail de la laine, ils seraient environ 25.000 dans l’ensemble de la région drapière, 15.000 pour le Limbourg, 10.000 pour le Franchimont, mais l’écrasante majorité de ces travailleurs est encore rurale, et on évalue à 2.500 ouvriers des travailleurs urbains verviétois. Certains de ceux-ci travaillent déjà dans de véritables fabriques, accueillant en moyenne une centaine d’ouvriers, ce qui est une concentration très élevée pour l’époque, dont subsiste encore aujourd’hui la maison Closset, que voici, qui fut d’abord la première fabrique de Paul von dem Bruch puis de la famille Peltzer au XVIIIe siècle, qui allait s’affirmer comme un des seigneurs de la laine, mais de tendance protestante et libérale, au XIXe.

.          Les patrons limbourgeois ne cachent pas que la prospérité de leurs affaires est due notamment à l’absence totale de contraintes qu’ils rencontrent dans l’organisation du travail, comme ils l’écrivent avec conviction en 1764 pour repousser une demande de règlement émise par les tondeurs du Limbourg, je cite : « chaque marchand dirige sa manufacture à son gré. Les modes et les goûts changent, le marchand-fabricant doit se prêter à ces grandes variations, et par conséquent diriger sa manufacture selon le temps et pas selon les ouvriers. S’il n’y a rien de stable à l’égard des marchands, comment leur prescrire envers l’ouvrier des règles fixes pour le futur, qui ne pourraient que gêner la fabrique, et la faire tomber dans une décadence certaine ?»

.          Toujours en 1764, les patrons verviétois de leur côté rappellent que la même absence totale de règles prévaut chez eux, je cite encore: « Il n’y a aucun règlement spécial qui établisse un salaire fixe pour la journée de chaque sorte d’ouvriers travaillants à la manufacture de draps de cette dite ville. Au contraire, le prix de ce salaire peut diminuer ou augmenter selon les différents changements qui interviennent en bien ou en mal dans la fabrique ; et chaque maître fabricant a la liberté de convenir en tous temps avec tous les ouvriers de chaque espèce de leur salaire ».

.           Pas question donc de règles salariales ni de condition d’embauche, pas question non plus d’organiser une répartition équitable du travail disponible entre tous les ouvriers, même avec réduction proportionnelle de salaire, en période de difficulté. Les patrons préféraient congédier – et donc priver totalement de ressources – ceux qui se trouvaient momentanément en surnombre, quitte à ne faire travailler les autres que durant trois ou quatre journées au lieu de six par semaine. L’auteur d’un mémoire qui préconisait le partage du travail en 1766 soulignait que celui-ci se heurtait au refus des fabricants car ces derniers avaient ainsi en outre, je cite une dernière fois, écoutez bien, « la satisfaction de se venger des insolences que commettaient les ouvriers dans le temps qu’ils se croyaient nécessaires, et leur misère devait servir d’exemple aux autres ».

.          A Verviers, des troubles se produisirent encore à l’initiative des ouvriers du textile en 1769, 1773, 1779 et surtout deux ans plus tard, en janvier 1781, les tondeurs menant à nouveau la danse, cette fois pour s’opposer à l’embauche de tondeurs français à un moment, pourtant, où les fabriques tournaient à plein et où la demande de main-d’œuvre était donc très forte, ce dont les autorités s’indignaient mais ce comportement était logique pourtant : tout comme les patrons verviétois avaient très vite perçu les « vertus » de la déréglementation, de la flexibilité des salaires et des horaires et même des délocalisations, les tondeurs avaient vite compris de leur côté qu’il leur fallait profiter des périodes où leurs bras étaient indispensables pour tenter d’obtenir, par la grève, de meilleures conditions.

.          Le 8 janvier 1781, on signale donc que des attroupements d’ouvriers commencent à se former en ville. Le 10, les tondeurs déclenchent une émeute. Le 11, suivant un scénario devenu habituel, le Prince-Evêque envoie une troupe de cinquante hommes pour mater la rébellion puis dans les jours qui suivent, on ignore comment, les autorités locales découvrent l’existence de la Confraternité de 1759. Ces autorités s’empressent de dénoncer au Prince-Evêque, dans le document que voici, « ce monument criminel d’effronterie » car elles perçoivent parfaitement la menace de la solidarité ouvrière transfrontalière entre Franchimont et Limbourg, et elles supplient le Prince-Evêque de frapper d’interdit l’organisation clandestine des tondeurs, ce que le Prince fait le 3 septembre 1781, en rappellant la liberté totale dont jouissent les fabricants de draps à Verviers en matière d’embauche et de salaire. Le chapitre des relations sociales dans la région drapière verviétoise sous l’Ancien Régime se clôture sur cet interdit de l’association des tondeurs qui sanctionne en quelque sorte le triomphe absolu du libéralisme économique et social, bien avant donc l’avènement du machinisme et de la grande industrie.

.         Huit ans plus tard, en 1789, parallèlement à la Révolution française, éclate la Révolution liégeoise dont les premiers actes sont posés non dans la capitale mais par les démocrates du Franchimont. Le seul imprimeur verviétois, Depouille, doit mettre sa production au goût du jour, en remplaçant dans son matériel d’impression les armoiries autrichiennes, liégeoises ou franchimontoises par le bonnet phrygien, le sceau des révolutionnaires verviétois puis celui de la République française. On ne l’enseigne pas assez, mais les Franchimontois furent une véritable avant-garde révolutionnaire et démocrate durant ces années troublées, ce qui se traduisit notamment dans deux faits historiques importants. Ce fut d’abord le Congrès de Polleur qui adopta le 16 septembre 1789 une Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen  plus démocrate que celle de Paris. Ce furent ensuite, le 23 décembre 1792, les vœux émis par les communes de Theux et de Spa en faveur de la réunion à la France, un mois avant Liège et le reste de l’ancienne Principauté. C’est cet avant-gardisme que la statue à Polleur et la route des Droits de l’Homme dans la région rappellent depuis 1989.

.         Bien entendu, tous les habitants du Franchimont, au niveau des notables surtout, n’avaient pas épousé les thèses révolutionnaires puis rattachistes. Au contraire, un clivage assez net s’était produit, dès 1789, à Verviers, entre les grands industriels d’une part et la masse de la population d’autre part. Comme dans toute révolution, c’est cette dernière qui s’était soulevée mais avec à sa tête des mécontents issus de classes plus élevées : Chapuis, qui sera décapité et statufié, est chirurgien ; le bourgmestre révolutionnaire, Fyon, dont la maison existe toujours en Thier Mère-Dieu, est un maître des Postes.

.          Par contre, la grande majorité des notables verviétois n’avait aucun intérêt à vouloir changer un régime qui lui accordait déjà la liberté économique absolue dont elle avait besoin et à la fin de l’année 1789, alors que le Prince-Evêque s’est exilé à Trèves depuis trois mois déjà, on constate que les principales familles ont déjà quitté la ville. Elles reviendront avec le Prince-Evêque en 1791 et elles fuiront à nouveau avec lui en 1794 devant les armées de la République française. A l’instar des nobles français, tous les ténors de l’aristocratie économico-financière verviétoise ont donc clairement choisit le camp de la contre-révolution. Ils reviendront quand ils auront compris que le nouveau régime ne portera en rien préjudice à la liberté de leurs affaires, cocufiant allègrement sur ce plan les émeutiers de ’89.

.        A cet égard, les tisserands avaient réclamé une augmentation de salaire et l’obtention pour eux des « queues et pennes », ces déchets de laine que les fabricants étaient prêts à leur racheter. Une ordonnance du Conseil communal du 29 septembre 1789 leur accorda satisfaction sur ces deux points mais ce fut la seule conquête ouvrière de cette révolution, et elle fut toute provisoire puisque les autorités supprimèrent ces deux acquis quelques mois plus tard. Par contre, cinq ans plus tard, fin 1794, ces mêmes tisserands étaient réduits à une misère atroce car l’émigration des fabricants avait privé de travail et donc de revenus la presque totalité des ouvriers, plus de la moitié de la population était sans aucune ressource, beaucoup quittaient la ville pour regagner les campagnes, bon nombre mouraient de faim aussi.       
En 1795, la situation va s’améliorer, la majeure partie des émigrés rentre à Verviers et y réouvre ses fabriques quand la région verviétoise est intégrée au département français de l’Ourthe (notre actuelle province de Liège). Avec cette intégration à la France en octobre 1795, c’en est définitivement fini de l’ancienne Principauté et des anciens Marquisat et Duché, les frontières entre ceux-ci sont abolies, les monnaies, mesures et législations sont harmonisées. Mais qu’y gagnent les ouvriers ?

       Rien. Définitivement confisquée par la bourgeoisie, la révolution de 1789 débouche sur une législation policière particulièrement sévère, sur la loi Dallarde de 1791 qui supprime les corporations, puis sur la loi Le Chapelier qui interdit en 1795 toute coalition ouvrière, sur la création en 1803 du livret d’ouvrier qui permet de « pister » celui-ci, enfin sur le code civil de 1810 qui dit que la parole du patron l’emporte purement et simplement sur celle de l’ouvrier en cas de contestation sur les salaires. Les jeux sont faits : l’ouvrier est soumis complètement – et légalement – au capitaliste et c’est dans ce contexte qu’il encaisse une autre révolution, industrielle celle-là, qui va en plus bouleverser totalement ses conditions d’existence déjà peu enviables.

.        Cockerill occupe encore l’ancienne foulerie Dauchap qui jouxtait l’usine Simonis de la rue de Limbourg et où il conçut ses assortiments de machines à carder et filer la laine qui furent opérationnels en 1801.

.        Un contrat est conclu en juillet 1802 entre les Biolley-Simonis et Cockerill père pour tenter en vain d’obtenir le monopole de ces machines, contrat que le fils Cockerill et le gendre de Cockerill, Hodson, contourneront en produisant des machines de leur côté pour les autres drapiers qui le souhaitent. Et comme leurs machines ne sont pas brevetées, elles sont également imitées et un extraordinaire essor industriel devient possible.

.       Mais la classe ouvrière, elle, va en payer le prix fort puisque pour faire fonctionner un assortiment de Cockerill, il faut trois adultes et six adolescents seulement, coûtant ensemble dix fois moins que les cent fileurs à la main dont l’assortiment de machines permet l’économie. Très vite, la moitié des fileurs et laineurs à domicile disparaissent au profit d’ouvriers moins qualifiés, moins payés, souvent plus jeunes et regroupés dans des fabriques encore plus grandes.

.        C’est alors que l’on entame la construction des dix maisons des Grandes Rames, que voici, construites par la famille Biolley en deux étapes (six en 1808, quatre dans les années 1820). Elles furent les premières habitations ouvrières du monde, où s’entassaient 700 à 800 personnes, à un moment où les industriels étaient conscients de la nécessité de fixer leur main-d’œuvre à proximité de l’usine, également pour l’empêcher de regagner la campagne par dégoût de la ville-usine, car ce phénomène s’est produit aussi comme l’a dit Claude Desama.

.        Les ouvriers qui subissent les effets de la mécanisation grognent en effet. Ils constatent que Biolley embauche des enfants de moins de neuf ans en 1804 et en 1811, et ils se rendent compte que cette mécanisation à bon marché menace le quotidien de milliers de fileurs dans les campagnes, dont on réduira le salaire avant de supprimer les emplois. Les autres, en ville, se demandent jusqu’où ils devront un jour suivre ces machines que l’on installe par centaines dans des usines nouvelles, comme l’ont fait en 1804 les frères Ternaux, deux industriels français, qui, sans fermer leurs usines de Reims, de Sedan et de Louviers, en ont installé une nouvelle de toutes pièces à Pepinster, au Mousset, équipée de cent métiers mécaniques Cockerill, pour pouvoir rester concurrentiels. C’est l’ancêtre de la Textile de Pepinster dont j’espère qu’on maintiendra un jour la façade Art déco.

.        En 1806, l’ancien animateur du Congrès de Polleur, le Theutois Dethier, rédige un mémoire, que voici, où il s’inquiète des conséquences sociales de la mécanisation et des possibilités de délocalisation. Cette analyse critique du machinisme est le tout premier raisonnement connu bordant ce sujet, alors qu’à l’époque, même en Angleterre où les choses ont commencé plus tôt, il n’y a pas encore de texte de ce genre. Un premier événement révélateur a troublé Dethier en 1806, c’est une rencontre (dont il a eu vent) de tondeurs d’Eupen et d’Ensival notamment, chez un nommé Jacquet, qui se sont réunis pour discuter du lancement d’une pétition dans toute la vallée de la Vesdre contre l’introduction des machines.

.       On ne trouvera pas d’autres traces de ce projet, mais l’année suivante, en décembre 1807, le maire d’Ensival informe le préfet, je cite, que «  l’établissement des mécaniques indispose les ouvriers » et qu’« une insurrection pourrait être la suite de leurs excès s’ils n’étaient contenus dans leur devoir ». En avril précédant, le feu a détruit entièrement l’importante fabrique de Guillaume Godart, à l’est de Verviers, et des indices laissent penser qu’il pourrait s’agir d’un acte criminel. En juillet 1810, c’est l’ancien couvent des Récollets, reconverti en une fabrique occupant 1.200 personnes, qui brûle et, le maire croit à nouveau à l’origine criminelle de cet autre incendie.

.        Bref, avant même que se déclenche en Angleterre en mars 1811 le soulèvement des « luddites » (du nom de leur mythique général Ludd) qui se traduira par la destruction de centaines de machines textiles - voici deux ouvrages récents sur ce phénomène - les ouvriers de la région drapière de la Vesdre ont grondé semble-t-il les premiers contre les machines et ils sont peut-être, qui sait, passés à l’acte, par écrit en 1806 ou par le feu en 1807 et 1810, et ils applaudiront en tout cas les briseurs de machines anglais en 1811-1812.

.        A Verviers, le bourgmestre sera particulièrement vigilant comme l’illustrera son attitude devant les nouvelles tentatives de grève des tondeurs verviétois au printemps 1812 chez Kaison et chez Biolley pour des questions de salaire : il fait aussitôt arrêter le meneur et il étouffe le mouvement sans difficulté. A la même époque, les fileurs gantois échouaient dans leur tentative de recréer une « bourse ». Dans les deux cas, comme l’observait l’historien flamand Jan Dhondt, et ce sera ma conclusion, je le cite : « pour l’industriel enfin triomphant, l’ouvrier, simple élément du prix de revient, va subir intégralement le poids de la conjoncture économique. Désormais, la cause est entendue, les mentalités sont constituées : en face d’un troupeau docile parce que affamé, et haineux, se dressent des maîtres impérieux et méprisants. Ainsi se préparaient dès l’époque française les chocs sociaux des époques suivantes ».

.         Sous le régime français donc, toute velléité de résistance était immédiatement matée par le pouvoir communal. Il en sera encore de même sous le régime hollandais, tandis que certains patrons, eux, renouent avec leurs habitudes de tricher sur les salaires en trafiquant sur le cours des monnaies ou en payant les ouvriers avec des pièces de draps surévaluées.

.         La mécanisation de toutes les phases de la production continue elle aussi sous le régime hollandais et de nombreux troubles se produisent en 1819 quand on commence à installer les premières tondeuses mécaniques, que Houget va moderniser deux ans plus tard avant de créer sa propre firme en 1823 et donner le signal de l’essor formidable de la construction mécanique à Verviers qui accompagnera l’essor du textile puis son déclin. Mais les remous sociaux de 1819 n’aboutissent à rien et la presse locale, qui se résume alors à un seul journal paraissant depuis un an, n’en dit même pas un mot.

.         Lors des évènements révolutionnaires de l’été 1830, les ouvriers menacent à nouveau de détruire des machines, au point que Simonis et Biolley feront démonter leur équipement ostensiblement, mais une fois de plus, le peuple va être roulé dans la farine. Le 27 août, le nouveau bourgmestre révolutionnaire, Pierre David, prend en effet un arrêté communal interdisant l’emploi des tondeuses mécaniques. Mais dès le 2 septembre, quand les esprits sont calmés, un nouvel arrêté explique aux ouvriers qu’elles sont indispensables dans les usines et le 8, la commune ordonne de les remettre en activité et les choses reprennent comme avant.

.         On a conservé une série d’images du milieu du siècle montrant divers grands établissements construits dans les premières années de l’indépendance: l’usine Voss, rue du Brou, aujourd’hui intégrée dans les galeries du même nom et devant elle une des vingt pompes qui fournissent l’eau aux 20.000 habitants de la ville ; derrière l’hôtel de ville, c’est la vaste usine Grand’Ry qui deviendra la Lainière ; vue depuis Stembert, l’usine Biolley derrière l’hôtel de maître du même nom, et on distingue le train qui s’arrêtait spécialement là pour permettre à Biolley, devenu sénateur, de gagner directement son domicile en rentrant du Parlement ; non loin de là, l’usine Simonis, où avait démarré la mécanisation, entourée de nombreux nouveaux bâtiments ; plus loin vers Limbourg, l’autre usine Simonis, aux Surdents, détruite hélas il y a 15 ans ; à l’ouest, l’usine Dicktus, place Saucy, qui occupe les anciens locaux de Peltzer qui eux se sont installés plus à l’ouest, rue David, face à la gare et qui ont totalement disparu ; plus à l’ouest encore, les premiers bâtiments de Houget en Gérard-Champs.

.          Les patrons les plus riches commencent déjà à se faire construire des châteaux à la campagne, comme ici celui des Biolley aux Mazures à Pepinster que le grand-père d’Etienne Davignon rachètera plus tard. Du côté des prolétaires, par contre, dont on voit un intérieur sur cette gravure française de 1850, on ne signale rien jusqu’en 1839, époque où des affiches appelant à la révolte contre le prix du pain sont placardées sur la pompe de la rue du Brou, mais elles n’ont aucun effet. Que ce soit en France ou en Allemagne, on recense tous les ans entre 1815 et 1848 deux ou trois manifestations contre de nouvelles machines, tandis qu’en Angleterre plus personne ne s’y risque depuis que c’est un délit passible de mort et que des dizaines d’ouvriers ont été pendus ou déportés entre 1811 et 1816.

.         Certains, y compris à gauche, ont regardé depuis avec mépris ces formes brutales de résistance au machinisme, d’autres au contraire, ces dernières années, ont fait le rapprochement avec les combats actuels des altermondialistes contre les ogm que l’on nous dit eux aussi porteurs d’avenir. Pour ma part, pour clore le chapitre sur ce point-là, je voudrais citer l’historien anglais Thompson, qui écrivait ceci il y a quelques années : «  Je cherche à sauver de l’immense condescendance de la prospérité le pauvre tricoteur sur métier, le tondeur de drap luddite, le tisserand qui travaille encore sur un métier à main. Il est possible que leurs métiers et leurs traditions aient été moribonds, que leur hostilité à l’industrialisation naissante ait été alimentée par un point de vue passéiste ; que leurs idéaux communautaires aient manqué de réalisme ; que leurs conspirations insurrectionnelles aient été téméraires… mais ce sont eux qui ont vécu cette période de bouleversement social intense ; ce n’est pas nous. Leurs aspirations étaient justifiées par leur expérience propre. Et si l’histoire a fait d’eux des victimes, leur propre époque les ayant condamné, victimes ils sont restés jusqu’à nos jours. Nous ne devons pas juger de la légitimité des actions humaines à la lumière de l’évolution ultérieure. »

.        Je reviens maintenant à nos travailleurs verviétois. Je disais tantôt que tout au long du XIXe siècle, Verviers a été à la pointe du combat démocratique et social, et que les militants ouvriers verviétois furent souvent des précurseurs ou des meneurs pour tout le pays à chaque génération et dans chaque courant de pensée et d'action, et c’est ce qu’on va voir maintenant.

.        Les idées présocialistes ont commencé à germer en bord de Vesdre au printemps 1848, sous l'influence de courageux précurseurs, fondateurs d’un club démocratique, la Société des Droits et des Devoirs de l 'Homme. Le chef de file de ceux que l'on appellait à l'époque les radicaux est un teinturier de trente-trois ans, Hector Mottet, patron d'une petite entreprise. Il préside la Société, dont le vice-président est Hyppolite de Steiger, un jeune rentier ensivalois. A leurs côtés, on trouve encore deux enseignants du Collège communal, Jean Humblet et Joseph Goffin, un économiste, Georges Clermont, que voici, et celui qui composera plus tard la Barcarolle verviétoise, Corneil Gomzé, dont on reparlera.

.       Quatre ans plus tôt, en 1844, certains de ces hommes avaient déjà attaqué de manière frontale les deux grandes familles de patrons, Biolley et Simonis, qui faisaient depuis un siècle la pluie et le beau temps non seulement dans l'industrie mais aussi dans la vie politique locale. Les radicaux avaient alors pris prétexte de l'arrivée des Jésuites à Verviers, appelés par les épouses des patrons, pour susciter durant 3 jours en septembre 1844 des manifestations populaires dans les rues de Verviers. Ces émeutes ouvrières, les premières du genre dans la cité lainière depuis 1789 et 1830, furent relativement graves puisqu'on en parla jusque dans les journaux anglais et russes. Ici, une gravure d’époque, non verviétoise mais réaliste, montrant un meneur haranguant ses compagnons dans un atelier.

.         Durant les années qui suivent, on assiste à une véritable de lutte de classes entre la grande bourgeoisie et les radicaux, qui évoqueront souvent au Conseil communal la question sociale et la situation particulièrement difficile de la classe ouvrière et donc, cette poignée de précurseurs, après avoir orchestré les premières émeutes ouvrières ouvertement antipatronales dans la cité lainière, développèrent pour la première fois également des idées socialisantes dans la presse locale et contribuérent grandement à leur diffusion dans une population verviétoise plus sensible que d'autres à l'époque aux appels démocratiques.

.         Tout comme Marx qui rédige alors le Manifeste communiste à Bruxelles, les radicaux verviétois commencent à dénoncer l'immense océan de misère physique et morale dans lequel la classe ouvrière verviétoise est abandonnée, exploitée par les magnats du textile qui accroissent leur fortune colossale sur le dos de toute une ville. C'est notamment contre cette situation que s'élève, en 1848, la Société des Droits et des Devoirs de l'Homme au moment où la Belgique expulse Marx. Le club verviétois se déclare républicain, il prend très vite de l'extension et il trouve une assise réellement populaire: en mars 1849, la Sûreté de l’Etat estime que "Verviers est toujours le point du royaume où les Républicains sont le plus à craindre" alors que l'on est plus d'un an après le début du processus révolutionnaire qui a secoué l'Europe au printemps 1848.

.        La ville était restée pourtant fort calme tout au long de cette période, excepté en juin 1848, où il y eut durant deux soirées des manifestations ouvrières à Ensival. Mais les quelques privilégiés qui bénéficiaient alors du droit de vote écraseront les radicaux lors des élections législative, provinciale et communale qui se suivirent à l’été 1848, et l'arrestation des principaux leaders républicains belges en mars 1849 entraîna quelques mois plus tard l’étouffement du mouvement et la disparition de la Société des Droits et des Devoirs de l'Homme. 

.        On retrouve un ancien de celle-ci au milieu des années 1860 à la tête d'une nouvelle tentative de création d'un mouvement ouvrier verviétois, et c’est Corneil Gomzé qui s'enflamme à nouveau pour les idées républicaines et démocratiques quand l'Association Internationale des Travailleurs est créée à Londres en 1864, avec une section belge à Bruxelles en 1865.

.        Gomzé crée d'abord en 1864 une Fédération ouvrière dont le but est d'accorder des pensions aux invalides du travail puis en 1865, il prend la tête d'une association ouvrière politique cette fois, dont le but est la conquête du suffrage universel et le nom : "La Réforme par l'Action". Mis à part Gomzé, tous les dirigeants de ce cercle sont des ouvriers tisserands, à l’image de ces tisserands anglais représentés dans un journal de Manchester dans les années 1860.

.         Le cercle de Corneil Gomzé organise plusieurs meetings de juin 1865 à mai 1866, dont un rassemble six cent personnes au Manège, puis il se voit refuser par les autorités communales la possibilité de continuer à donner chaque samedi soir des conférences publiques dans la salle de l'école gardienne des Grandes Rames et cela entraine la fin prochaine des activités du groupe. Mais Gomzé restera fidèle à ses idées jusqu’à sa mort en 1901, ce qui lui vaudra par exemple ce mot d’encouragement de Victor Hugo en personne en 1877, dont j’ai découvert l’existence voici trois mois à peine.

.         Parmi les tisserands qui fréquentèrent les réunions et les meetings du cercle "la Réforme par l'Action" se trouvait Pierre Fluche, futur animateur de la première Internationale à Verviers, mais c'est d'un Disonais qu'est venue, à l'automne 1867, l'étincelle qui donna définitivement naissance au mouvement ouvrier dans l'agglomération verviétoise. Cet autre ouvrier tisserand, Frédéric-Joseph Thiry que l’on voit ici à la fin de sa vie, publia, en octobre ‘67, un pamphlet d'une trentaine de pages sous le titre L'Avenir des Travailleurs. Dans la foulée, plusieurs ouvriers, dont Thiry, fondent à Verviers la Société des Francs-Ouvriers, ils décident la publication d'un mensuel, Le Mirabeau, et ils ont Fluche pour secrétaire et déjà quasi pour leader quand ils rejoignent la section belge de l'Internationale au printemps 1868.

.          Ce groupe verviétois va se révéler particulièrement énergique, multipliant les meetings où parlent ses orateurs. Les efforts des Verviétois seront couronnés de succès : à l'été 1868, ils comptent quelque quatre cents affiliés sur Dison et Verviers et ils ont suscité la création d'autres sections à Ensival, Pepinster et Polleur. Leur campagne intense de propagande suscite l'admiration des dirigeants bruxellois de l'Internationale en Belgique, et toutes les autorités de l'époque confirment que Le Mirabeau, qui devient hebdomadaire à partir de mars 1870, connaît une diffusion considérable dans la région verviétoise et qu’il a une influence décisive, avec les meetings, sur l'essor du mouvement ouvrier naissant, au point de paraître à quatre mille exemplaires, ce qui est exceptionnel pour un journal ouvrier à l'époque.

.          En quelques mois, l'Internationale crée des sections à Stembert, Juslenville, Nessonvaux, Cornesse, Wegnez, Dison et Petit-Rechain, en plus de celles de Verviers, Ensival, Pepinster et Polleur. Il existe en outre une section regroupant des ouvriers de la très importante colonie allemande qui vit à Verviers, ainsi qu'une section de femmes, la première et d'ailleurs la seule du genre en Belgique, animée par Marie Mineur – dont le nom sera repris par les féministes belges francophones dans les années 1970 qui croyaient à tort qu’il s’agissait d’une ouvrière des mines du Hainaut.

.          Une grève déclenchée en décembre 1868 aux établis­sements Garot à Hodimont pour protester contre le licenciement d'un ouvrier qui n'est autre que l'éditeur du Mirabeau, va contribuer à la multiplication des affiliations. Cette grève est accompagnée pour la première fois depuis 1844 par des manifestations de masse et des heurts avec les forces de l'ordre.

.          En 1869, un Verviétois, Hubert Bastin, participe au congrès de l’Internationale à Genève avec les leaders bruxellois De Paepe, Brismée et Hins, que l’on a su identifier, eux, sur la photo. A ce moment, c’est en matière syndicale que Verviers a donné le ton puisque les premières "caisses de résistance" en Belgique apparaissent dans la cité lainière d'abord chez les ouvriers de la métallurgie en décembre 1868, ensuite chez les ouvriers du textile puis chez les menuisiers début 1869 et c’est le début des syndicats libres puisque l’interdiction de coalition vient d’être supprimée.                                                                                                                                                                            .          Les Francs-Ouvriers ont donc réussi, en un an et demi environ, à susciter la création d'une dizaine de sections locales de l'Internationale et d'une douzaine de syndicats professionnels, et leur Fédération va s'affirmer pendant longtemps comme une des fractions les plus dynamiques et certainement la plus remuante de toute l'Internationale en Belgique et même en Europe.

.          C’est à l’occasion d'un de ses meetings, le 19 juin 1870 à Verviers, que de vifs incidents ont lieu sur la place du Marché, au pied de l 'Hôtel de Ville et que dans la soirée, alors que l'armée occupe les endroits stratégiques de la cité, un ouvrier d'Ensival est abattu par une sentinelle au bas du Mont du Moulin : heureusement, Lambert Gillis sera le seul travailleur tué lors de troubles occasionnés par le mouvement ouvrier à Verviers.

.         Sur le plan social, les grèves se multiplient après le conflit chez Garot à la Noël 1868 mais toutes aboutissent à des échecs vus leur impréparation jusqu’à ce qu’en 1871, les Internationalistes verviétois recueillent enfin les fruits de leur combat en obtenant pour les ouvriers mécaniciens la journée de 10 heures, au terme d'un mouvement qui fera tache d'huile dans le Hainaut et à Bruxelles puis même à Newcastle en Angleterre et à Chemnitz en Prusse. Pour la première fois, les syndicalistes verviétois donnent ainsi l'exemple au pays de la conquête pacifique d'un avantage social par la force du nombre et surtout de l'organisation.

.         Parallèlement à la propagande et aux actions revendicatrices, les ouvriers du bassin de la Vesdre, ou du moins plusieurs de leurs militants les plus en vue, prennent également une autre initiative originale dans les années 1870-1871, en organisant des réunions publiques dont on a conservé les procès-verbaux, pour discuter, dans une sorte de "café politique" avant la lettre, des grands problèmes de société. Cette initiative débouchera même sur une amorce tout à fait précoce de dialogue organisé avec le patronat car certains industriels acceptent de participer à ces discussions !

.          Ainsi, dans ces émouvants procès-verbaux, on voit Fluche dire lucidement que tout accord entre classes paraît impossible et Garot, pour les patrons, prêcher l’inverse ; ou encore Mullendorff, un militant radical des années 1840, refuser toute réglementation sociale.  

.          L' Internationale va ensuite se diviser entre partisans de Marx et de Bakounine après la Commune de Paris, au terme d'un processus de scission entamé lors d'une Conférence de l'Internationale à Londres en 1871, et consommé au Congrès international à La Haye en 1872, comme on le voit ici. Pierre Fluche, qui devra bientôt travailler chez Houget car les patrons du textile le boycottent, prend part à ces deux réunions historiques. Il faut dire que la section verviétoise, au printemps 1872, fournissait 63 % du montant des cotisations perçues par la direction belge et que les Verviétois disposaient également à partir de juin 1872 d'un local permanent au fond de la cour Sauvage, place du Martyr, devant lequel la FGTB a scellé dans le sol une plaque commémorative il y a quelques années. 

.         A la Haye, les Belges s'opposent en vain à Marx pour empêcher l'expulsion de Bakounine et des anarchistes. Et après le congrès, dont on voit ici la sortie des délégués, c’est en grande partie sous la pression des Verviétois que la section belge de l'Internationale va aller, elle, presque jusqu'au bout de la logique anarchiste dans les mois qui suivent en démantelant ses propres organes de direction. Pour la première fois en avril 1873, le Congrès belge de l'Internationale se tient à Verviers, dans le local de la cour Sauvage, puis à la fin de la même année, on y transfère le secrétariat de la section et les militants verviétois assurent donc pour un an la direction du mouvement ouvrier en Belgique.

.         A ce moment, c’est l’anarchiste Emile Piette qui prend le dessus à Verviers, au moment où l’Internationale connaît un très net reflux dans le reste du pays. Il n'y a finalement qu’à Verviers et dans quelques localités du Centre que l'Internationale développe encore une certaine activité. Mais, même sur ce plan, les ouvriers vont être de plus en plus déçus par leurs chefs : à Verviers, la Fédération locale va jusqu'à remettre en question le syndicalisme, en rejetant non seulement l'action politique mais aussi, désormais, les grèves partielles, pour ne prôner que la grève générale insurrectionnelle.

.         Une rupture se produit pourtant parmi les Verviétois en 1876 lorsque Piette et quelques-uns de ses amis quittent l'Internationale pour fonder en dehors d'elle un cercle anarchiste dénommé "L'Etincelle", et les syndicalistes verviétois devront longtemps tenir compte de ce groupuscule anarchiste essentiellement hodimontois qui se caractérisera, dans 1'histoire du mouvement anarchiste en Belgique, par sa longévité exceptionnelle et son incontestable dynamisme jusqu'aux années 20.

.        Mais le retrait des animateurs de "L'Etincelle" ne signifie pas que l'Internationale à Verviers est désormais aux mains d'adversaires déterminés des thèses anarchistes. Longtemps imprégné par celles-ci, Fluche, qui revient à l'avant-plan, ne s'en débarrasse pas totalement : il semble plutôt chercher pendant plusieurs années une voie médiane entre socialisme et anarchisme car il reste sous l'influence notamment du russe Pierre Kropotkine, avec qui il correspond, qui avait visité les ouvriers verviétois en mars 1872, au moment où ceux-ci étaient au sommet de leurs actions revendicatrices.

.        Et pendant qu'à Verviers on continue à se gargariser de discours révolutionnaires sans effet immédiat, des militants bruxellois et gantois convaincus de la nécessité pour la classe ouvrière de passer à l'action politique commencent à réorganiser le mouvement ouvrier en dehors de l'Internationale. A l'inverse, la cité lainière restera encore longtemps l'endroit du pays où s'exprimera avec le plus de force l'opposition aux tendances réformistes et elle reste considérée alors avec Zurich et Budapest comme un des foyers militants les plus excités en Europe.

.       Enfin, c'est à Verviers qu'aura lieu le dernier acte de la Première Internationale, quand les militants verviétois organisent pour la première fois, du 6 au 8 septembre 1877, le Congrès international de l’AIT, le neuvième, qui sera aussi le dernier et qui ne rassemble que dix étrangers mais c'est toute la fine fleur anarchiste européenne de l'époque, et en tout et pour tout treize Belges, dont douze Verviétois.

.        Trois ans plus tard, après 13 ans d’existence ce qui est exceptionnel, Le Mirabeau disparaît en 1880. En ’85, les efforts des socialistes bruxellois et gantois, entamés en 1875, finissent par aboutir à la création d'un Parti Ouvrier Belge, ancêtre des actuels PS et SP. A la réunion des 5 et 6 avril ‘85 à Bruxelles donnant naissance au P.O.B., les cinquante-neuf groupes présents sont en écrasante majorité des bruxellois et des flamands et peu de groupes proviennent de Wallonie, mais parmi ceux-ci, six sont originaires de Verviers: un cercle politique animé par Fluche qui a dû s’établir cafetier, car boycotté aussi des usines métallurgistes, un syndicat de tisserands, un autre de métallurgistes, une boulangerie coopérative, une mutualité d’Ensival et un cercle de Pepinster. A eux six, ils constituent 40 % des Wallons fondateurs du POB. Si les Verviétois sont parmi ceux qui jettent les bases du Parti Ouvrier, on le doit au travail accompli depuis le début des années ‘80 par quelques vétérans de l'Internationale, dont on a conservé la banière, dont Fluche surtout, mais aussi à quelques nouvelles figures dont Adolphe Gierkens et Jean Malempré.

.        Alors que le mouvement ouvrier était quasi réduit à néant dans la vallée de la Vesdre, ces hommes avaient créé à la fin de l'année 1881 un cercle politique, sous le nom de " En Avant". Quelques semaines plus tard, ils lancent un nouveau journal, La Sentinelle, qui paraîtra jusqu'en 1884, et ils tentent de participer aux luttes électorales dès octobre 1884
       Mais ils recréent aussi des organisations syndicales de tisserands et de métallos et ils investissent enfin un autre champ d'action avec la création d'une coopérative ouvrière en novembre 1884.

.       Paradoxalement, les grandes manifestations de mars 1886 épargneront la cité lainière alors que partout ailleurs dans le sillon industriel wallon, les grèves et les émeutes incendiaires tirèrent les travailleurs d'un incontestable assoupissement sur le plan militant. Est-ce parce que la classe ouvrière verviétoise, elle, était régulièrement conscientisée et organisée en groupes les plus divers depuis près de vingt ans, que Verviers resta à l'écart de cette bourrasque sociale? Sans doute, car à Verviers, il y avait une dizaine d’années déjà que les leaders les plus écoutés prônaient désormais l'organisation méthodique plutôt que la révolte brutale.

.       Les émeutes de ’86 ont pour conséquence la création d’une commission d’enquête sur le Travail qui siège à Verviers en septembre et qui ne peut que constater à nouveau l’état de misère de la classe ouvrière locale.

.      Quelques images d’époque : un tableau bruxellois de 1875, L’Aube, montrant le contraste entre classes sociales ; un dessin du verviétois Funcken parut en 1881, où un bon bourgeois interroge un gamin sur ce que font ses parents (réponse : le père, î beût, et la mère, elle trûtche, elle suce autrement dit), des lettres de Fluche à Louis Bertrand et à Gomzé, quatre groupes de travailleurs de chez Peltzer et de chez Simonis en 1884, où on voit beaucoup de jeunes travailleurs, des apprêteurs de draps chez Rensonnet à Dison en 1885, dont une dizaine de gamins, des ouvriers dans la cour de chez Bettonville, l’actuel Musée de la Laine, en 1887, où l’on voit deux tous jeunes enfants, deux photos bien connues du 1er mai 1892, place Verte puis place du Martyr, où la forêt de drapeaux symbolise bien l’efflorescence du mouvement ouvrier sous l’égide du POB mais aussi son émiettement, et enfin, d’autres travailleurs du textile, non identifiés, et ici l’intérieur de la Carderie verviétoise face à la gare ouest actuellement en cours de restauration.

.       Les usines ont continué à gagner tous les espaces disponibles de la vallée comme ici en Gérardchamps, les patrons affirment leur puissance jusque dans les murs de celles-ci comme ici à l’usine Hauzeur, dont le classement attend depuis cinq ans, la mode des châteaux patronaux ne faiblit pas, comme ici le château Peltzer à Séroule et ici le château Zurstrassen à Heusy.

.       Face au patronat, très peu de travailleurs sont alors syndiqués, deux à trois % seulement à Verviers en 1890, soit 4 à 5 fois moins que dans le reste du pays, et si la loi interdisant les coalitions a été supprimée en 1866, par contre depuis 1892 l’article 310 du code pénal réprime très sévèrement toute atteinte à la liberté du travail si bien qu’en cas de conflit social, le 310 rend en fait extrêmement difficile l’exercice du droit de grève, et légalement impossible tout piquet de grève par exemple.

.       C’est pourtant suite à une grève, mais générale et nationale, que les travailleurs obtiennent le droit de vote en 1893 et l’année suivante verra, outre un éphémère mouvement démocrate-chrétien dynamique mais vite déconsidéré alors, deux grands évènements à Verviers. D’abord, en mars, l’inauguration d’une maison du Peuple qui est un véritable symbole de la force du POB local, puis en octobre, les élections législatives. Fluche, qui a alors 50 ans, a refusé de conduire la liste car il ne croit pas au parlementarisme sous le régime du vote plural, mais 4 socialistes sont élus députés à Verviers: deux tisserands (Jean Malempré et Jean Dauvister), un ancien tisserand boycotté par le patronat (Adolphe Gierkens) et un ouvrier agricole (Thomas Niezette). Malempré, que voici, sera le plus actif à la Chambre, notamment en dénonçant des abus patronaux en matière de calcul du salaire des ouvriers payés aux pièces, comme dans ce rapport qui deviendra célèbre grâce à au Gantois Edouard Anseele.

.       Sur le plan syndical, la grève de 93 et la victoire électorale de 94 donnent des ailes aux organisations, qui déclenchent en 93 puis en 95, avec succès, plusieurs grèves de tisserands touchant chaque fois des centaines de travailleurs et au début de 96 on compte cinq fédérations interentreprises dans les différents métiers du textile et quatre autres en dehors de ce secteur dont une forte Fédération de métallos. Mais tout cela ne va être qu’un feu de paille car les organisations du textile vont être balayées à l’été 96 après l’échec total d’une très longue grève de résistance contre le tissage à deux métiers, nouvelle forme de mécanisation pour accroître la productivité et déqualifier le travail, et la Fédération des métallos va quasi disparaître elle aussi deux ans plus tard, à l’été ’98, après l’échec d’une très longue grève chez Houget pour tenter de s’opposer à une réduction de salaire.

.       Si on ajoute que les socialistes perdent leurs 4 députés en mai ’98, après avoir fait campagne pour la journée de huit heures sous la conduite de De Brouckère qui mène la liste, et cela suite à une alliance entre libéraux et catholiques, l’année ’98 est donc plutôt décevante même si elle avait bien commencé par la création en avril 98 au congrès du POB à Verviers de la "commission syndicale", ancêtre de la FGTB nationale.

.        Quelques images maintenant des travailleurs verviétois en 1900 exactement : des ouvriers du lavoir de l’usine « la Vesdre » en Renoupré, des travailleurs du peignage dans la même usine, encore des travailleurs du peigné mais chez Peltzer, un intérieur ouvrier peint par le Verviétois Georges Lebrun, un déménagement un jour de 1er mai (tradition locale) dessiné toujours vers 1900 par Placide Colsoul, enfin deux ouvriers affalés devant les grilles de l’Harmonie peints par Maurice Pirenne, l’endroit étant alors un des bastions de la riche bourgeoisie locale.

.         Nous voici donc arrivés aux premières années du XXe siècle qui seront capitales, elles, pour une relance décisive du mouvement syndical à Verviers qui était complètement désorganisé suite aux échecs que j’ai expliqués, ce qui avait d’ailleurs justifié le choix de Verviers pour la création de la Commission syndicale en ’98. Le renouveau syndical sera identifié à un homme, le disonais Jean Roggeman, que l’on voit ici à un Congrès en Suisse en 1907, le 2e assis par la droite au premier rang, et ici sur une médaille après sa mort en 1928 à 56 ans. Son idée-force, c’est la neutralité syndicale et son arme, c’est un journal créé en 1900, Le Tisserand, qui deviendra Le Travail en 1901. Un réveil du syndicalisme s'effectue sous son impulsion avec la création de multiples syndicats d'usines puis de nouvelles fédérations, dont les statuts contiennent le principe fondamental de la neutralité syndicale, autrement dit le refus de s'affilier au P.O.B. en tant que syndicat même si la plupart des animateurs du mouvement sont aussi militants socialistes. Et lors­qu'en mai 1902, les neuf Fédérations de syndicats d'usines fondent ensemble la Confédération syndicale de Verviers, les statuts de celle-ci interdisent même expressément toute discussion politique ou philosophique dans les réunions.

.        Le redressement syndical prend rapidement de l'ampleur: les effectifs de la Confédération passent de 2.000 membres en 1902 à 7.000 en 1905. Les conflits sociaux deviennent plus fréquents également, et souvent à l'avantage des grévistes. Salaires en hausse, réduction du temps de travail, répartition de l'ouvrage disponible entre équipes, suppression du travail de nuit, telles sont les avancées sociales arrachées (dans un contexte économique favorable) par les tisserands, les ouvriers du peigné ou les métallos.

.         Le mouvement de syndicalisation s'accélère dans tous les corps de métier durant les premiers mois de 1906. En mars, la Confédération syndicale verviétoise englobe plus de 11.000 travailleurs; à l'automne, un maximum est atteint avec 16.300 syndiqués sur un peu plus de 20.000 ouvriers verviétois ! Dans le textile, le taux de syndicalisation est alors de près de 100 %, dans la métallurgie également. Certains syndicats obtenant d'importants avantages à l'occasion des conflits qu'ils déclenchent, le nombre d'arrêts de travail ne cesse d'augmenter. L'agitation sociale atteint son point culminant en 1906 : vingt-­neuf conflits dans le textile, vingt-cinq dans les autres secteurs. Ainsi que le montre ce tableau, il ne se passe pas un mois en 1906 sans que trois ou quatre secteurs de l'économie verviétoise ne soient simultanément sinon paralysés en tout cas affectés par un conflit social important.

.        Les patrons de l'agglomération réagissent, bien entendu, sous l’impulsion notamment du patron des usines de l’Île Adam, Jules Garot, celui-là même qui discutait avec les militants de l’Internationale en 1870, ou son fils. D'une part, au printemps 1906, les patrons se regroupent au sein d'une Fédération de l'industrie textile pour mieux résister eux aussi collectivement. D'autre part, pour pratiquer le cas échéant cette résistance, ils décident d'introduire entre eux la clause du lock-out, par laquelle ils s'engagent à défendre, par la fermeture de toutes les usines d'un secteur, celui de leurs membres qui seraient menacé ou victime d'une grève.

.        Le cortège du 1er mai 1906, comme celui-ci photographié l’année suivante, est placé sous le thème de l'abrogation de l'article 310 du Code pénal, qui réprime les atteintes à la liberté du travail. Grâce à la mobilisation massive des syndicats, la manifestation remporte un succès jusque-là jamais atteint à Verviers, avec 15.000 participants.

.       En réaction à une nouvelle grève dans une usine textile, la bataille décisive est lancée le 19 septembre par la Fédération patronale du textile qui décrète un lock-out général : toutes les usines textiles de l'agglomération sont fermées, et près de 16.000 hommes et femmes, soit les trois quarts des ouvriers de l'industrie verviétoise, sont privés de travail - du jamais vu dans l’histoire sociale du pays!

.         Les patrons sont persuadés que les ouvriers ne tiendront que quelques jours. Mais les organisations syndicales organisent la résistance et un extraordinaire mouvement de solidarité se produit. On imagine d'accueillir les enfants des grévistes au sein des familles de syndiqués dans les autres villes du pays, ce qui ne s'est jamais produit jusque-là, comme ici à Gand, où on voit l’arrivée du groupe d'enfants, ou encore le départ de l’un d’eux lors du retour vers Verviers. Le 30 octobre, en effet, le lock-out est levé après six semaines d'arrêt de travail et quinze jours de négociations, car un accord est conclu entre les Fédérations textiles patronales et ouvrières. Par ce compromis, le patronat réaffirme son autorité dans les ateliers et se met à l'abri des grèves à répétition ; en échange, la Fédération syndicale obtient sa reconnaissance par les industriels, le droit pour ses militants d'exercer leur action, la création d'un organisme permanent de conciliation et la garantie d'un taux uniforme et stabilisé des salaires dans la région, ce qui à l'échelle de la Belgique donne à cette convention une valeur historique réelle, car elle annonce l’avènement du régime des négociations collectives et son centenaire a été marqué par l’apposition d’une plaque à l’initiative de la FGTB là où avait eu lieu la négociation. Bien entendu, tout ne devint pas rose du jour au lendemain, loin de là. L’année suivante, les métallos échoueront dans leur tentative d’obtenir une convention collective du même ordre, preuve que les patrons n’avaient lâché celle-ci que contraints et forcés. Les tisserands à domicile continueront longtemps à travailler dans des conditions misérables, et souvent jusqu’à épuisement de leurs forces : en témoignent par exemple deux photos de 1910, prises en Flandre mais transposables ici. Le travail des jeunes enfants restera longtemps une plaie ; avec la photo d’école primaire de la sœur de mon grand-père en 1908 (la petite blonde qui tient le tableau à gauche), je conserve son carnet d’ouvrière quatre plus tard, sa photo dans les années ’20 avec son père debout à sa gauche ; et la photo de l’arrière-arrière-grand-père dans son plus beau sarrau, car on fut tous dans ma famille dans le textile de père en fils depuis le début du XIXe siècle jusqu’à mon paternel qui travailla quelques mois en ’45 chez Bettonville.


.       Pierre Fluche, lui, meurt en octobre 1909, à 66 ans. Son tombeau est maintenant protégé, je l’espère, tout comme le monument à Gierkens, un des deux premiers ouvriers verviétois députés, tout près de là. Par contre, si bien des usines et des châteaux sont encore debout, la plupart des locaux syndicaux ont disparu, comme la Maison syndicale des années ’20 et sa belle fresque murale des années ’50, puisque le bâtiment est détruit en 83, dix ans après la Maison du Peuple, pour laisser place à un parking à ciel ouvert. En en face tout le pâté de maisons a disparu également en 83, et notamment la Franchimontoise, où avait été négocié l’accord de 1906. Toute trace de tout ce passé social a donc disparu aujourd’hui.







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